spot_img
spot_img
spot_img
spot_img

Réforme de la justice burkinabè :Un processus irréversible mais incertain

« La réforme de la justice est une préoccupation majeure des Burkinabè aujourd’hui ». C’est du moins, l’avis du docteur en Droit public Pierre Claver Kibessoun Millogo. Selon ce chercheur au Centre national de la recherche scientifique et technologique (CNRST), l’achèvement du dossier du putsch de septembre 2015, du procès Thomas Sankara et les avancées enregistrées dans le dossier du journaliste d’investigation Norbert Zongo témoignent des progrès importants réalisés dans le domaine de la justice. Toutefois, relève-t-il, les soucis de la justice burkinabè ne se limitent pas à ces questions. En dépit des progrès réalisés, les défis restent nombreux et fort importants, précise l’universitaire. Et pour lui, il ne faut pas se faire d’illusions. « Même si le processus de la réforme semble irréversible, bien malin serait celui qui pourrait prédire la suite du processus en cette période d’instabilités politiques marquées aussi par le terrorisme dans un pays engagé dans un processus de transition pour plusieurs années ». Dans cet article, Pierre Claver Millogo analyse en profondeur les justifications et le contenu de la réforme de la justice burkinabè. Il y évoque également la question de la mise en œuvre et des effets de ladite réforme.

Au Burkina Faso, l’équilibre des pouvoirs entre l’Exécutif, le législatif et le judiciaire est une quête quotidienne. Des trois pouvoirs précités, c’est le pouvoir judiciaire qui est considéré comme le parent pauvre de la répartition horizontale des pouvoirs. Sous la IVe République de l’ancien Président Blaise Compaoré, de nombreux dossiers judiciaires n’ont pas été jugés. C’est donc logiquement que sa chute a remis au goût du jour la question de la réforme de la justice longtemps annoncée auparavant mais jamais mise en œuvre. C’est finalement la transition politique burkinabè qui va entamer le processus qui reste inachevé à ce jour.

La question de la réforme de la justice n’est pas nouvelle au Burkina Faso. Elle est sur la table des discussions depuis de longues années. C’est un débat lié en réalité à un passif vieux de plusieurs dizaines d’années qu’il est indispensable d’épurer avant toute perspective de restauration du système judiciaire burkinabè. Mais la question a été évoquée de manière plus constante et plus forte ces dernières années suite à des changements politiques intervenus au Burkina. En effet, en octobre 2014 le peuple a désavoué un projet de reforme constitutionnelle visant à modifier l’article 37 de la Constitution qui contient la clause limitative du nombre de mandats présidentiels[1]. Le Président de l’époque, Blaise Compaoré souhaitait briguer un cinquième mandat à la tête du pays. Ce désaccord politique va conduire à une insurrection populaire et au départ en exil du Chef de l’Etat en Côte d’Ivoire. Une transition politique[2] prendra le relais de la gestion du pouvoir pour conduire le pays vers de nouvelles élections démocratiques. C’est le début du processus de réforme du secteur de la justice burkinabè qui est inachevé à ce jour[3].

La notion de réforme renvoie à une modification dans le sens de rendre nouveau, de mise à jour. On reforme ce qui est ancien, qui n’est pas en harmonie avec son temps. La réforme ici vise donc à moderniser le secteur de la justice jugé par une bonne partie des populations burkinabè comme dépassé et surtout aux ordres du pouvoir en place. Quant à la justice, elle désigne ce qui est juste. Rendre la justice consiste essentiellement à dire ce qui est juste dans l’espèce concrète soumise au tribunal[4]. Dans le second sens, la justice désigne aussi l’autorité judiciaire ou l’ensemble des juridictions d’un pays. La séparation des pouvoirs Exécutif et Législatif d’avec le pouvoir judiciaire doit permettre une collaboration et une indépendance pour un bon fonctionnement de l’Etat ainsi que le préconisait Montesquieu. Mais au Burkina, beaucoup pensent[5] dans la population que la justice est le parent pauvre de cette répartition des pouvoirs. Les populations estiment qu’il est inféodé au pouvoir exécutif et est aux ordres des hommes politiques détenteurs du pouvoir politique[6]. La réforme de la justice vise à garantir que les dossiers pendants seront traités, que la justice sera accessible à tous, que les procès seront équitables et que la justice sera indépendante ; ce qui constitue l’essentiel des préoccupations des burkinabè selon les sondages d’afrobaromètre précité. L’absence d’un appareil judiciaire indépendant est de nature à renforcer le sentiment de faillite du Pouvoir étatique, en même temps que le règne de l’Etat de police, synonyme à bien des égards de l’arbitraire étatique[7]. Comment ne pas méditer dès lors les réflexions que livrait un juge de la Cour suprême américaine, Sthephen Breyer, sur les cinq critères que doit remplir tout Pouvoir judiciaire qui entend se prévaloir d’une indépendance véritable ; les éléments retenus par l’éminent juge portent sur :

-Les garanties constitutionnelles dont doit jouir le juge ;

-L’administration indépendante des affaires judiciaires par le Judiciaire ;

-La faculté reconnue à l’appareil judiciaire de prendre des mesures disciplinaires contre les juges en cas d’inconduite ;

-La façon dont sont tranchés les conflits d’intérêts ;

-Et l’assurance que les décisions de justice seront appliquées.

L’indépendance, au sens juridique, consiste plus spécifiquement « en une émancipation des agents à l’égard des règles de subordination, garantie par un dispositif statutaire[8] ». Cette définition permet de la distinguer d’autres problèmes qui affectent le fonctionnement de la justice tels que le manque de moyens, l’intégrité, l’impartialité, la corruption.  

Il importe de traiter la question de la réforme du secteur de la justice au Burkina sur deux grandes périodes qu’a connu le pays relativement à cette question. La première période est située avant la réforme et concerne toute l’histoire du pays jusqu’à la fin de la IVe République de Blaise Compaoré. Durant cette période et en particulier sous la IVe République, le pays a accumulé un passif judiciaire que beaucoup de Burkinabè jugent indispensable d’épurer et que les autorités politiques peinent à solder. La seconde période concerne la période qui débute avec la chute de Blaise Compaoré et se poursuit jusqu’à présent et est marquée par une volonté affirmée de reformer et de moderniser la justice avec plus ou moins de succès[9]. Plusieurs textes réformateurs tels que le Pacte pour le renouveau de la Justice et les textes de réforme du système judiciaire avec la réorganisation des juridictions ont été adoptés. Sur le plan spatial, cette étude se limitera au Burkina en raison du fait que la question y est d’une actualité brulante.

Depuis longtemps, la réforme de la justice burkinabè est une question qui est sur toutes les lèvres au Burkina. Pendant plusieurs années, le régime de Blaise Compaoré a accumulé les dossiers de crimes de sang et de crimes économiques dont les plus emblématiques à ce jour sont les dossiers du Capitaine Thomas Sankara[10], président burkinabè entre 1983 et 1987 et du journaliste d’investigation Norbert Zongo[11] en 1998, tous assassinés. Un procès sur l’assassinat du Président Sankara s’est tenu à Ouagadougou. Les principaux accusés Blaise Compaoré, Hyacinthe Kafando qui étaient jugés par défaut et Gilbert Diendéré l’ancien chef de sa garde rapprochée ont écopé de l’emprisonnement à vie. A la faveur du processus de réconciliation nationale en cours, l’actuel président, le Lieutenant-Colonel Paul Henri Sandaogo Damiba l’a invité à une rencontre avec les anciens Chefs d’Etat sans que le mandat d’arrêt émis contre lui ne soit exécuté à son arrivée au Burkina.  Suite aux évènements de 1998 et face à la contestation populaire et pour sauver son pouvoir, Blaise Compaoré avait organisé une journée nationale du pardon le 30 mars de chaque année. Une telle initiative qui est salutaire est insuffisante car justice n’a toujours pas été rendue. Les familles des victimes n’ont toujours pas fait le deuil de leurs victimes. Lors de l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 qui a conduit à la chute du régime Compaoré, les insurgés pointaient du doigt la justice accusée d’être corrompue, dépassée et à la solde des autorités politiques[12]. Conscients de cette situation, les autorités de la Transition politique burkinabè vont mettre en place une Commission nationale de la réconciliation et des reformes[13] et convoquer des assisses de la justice[14]. Cela va déboucher sur l’adoption d’un pacte national sur le renouveau de la justice nationale et les textes organisant les différentes juridictions vont être reformés. Les principales dimensions de ces reformes concernent le CSM et le fonctionnement des cours et tribunaux[15]. Les différents acteurs de ces réformes sont le Ministère de justice chargé d’assurer les poursuites, les instructions et les jugements de ces dossiers ; le Ministère des droits humains et de la promotion civique, le Gouvernement qui est chargé de donner suite et effectivité aux différents textes qui ont été adoptés sous le régime de la Transition politique burkinabè.

La justice au Burkina est d’abord encadrée par la Constitution qui dispose que le pouvoir judiciaire est indépendant et que le Chef de l’Etat est le garant de l’indépendance judiciaire[16]. Il y a aussi les différentes lois organiques qui organisent les juridictions supérieures que sont la Cour de cassation, le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel. On peut y rajouter le rapport de la Commission nationale des reformes et de la réconciliation et le Pacte national pour le renouveau de la justice. Ces deux derniers textes n’ont toutefois pas valeur juridique contraignante. S’agissant du personnel judiciaire, on note le décret n°2016-256 du 25 avril 2016 portant grille indemnitaire, prime et avantages de toute nature alloués aux Magistrats en fonction et aux Auditeurs de justice ; le décret n°2020-705 du 21 août 2020, modifiant le décret de 2016 et portant sur le même objet et le décret n°2020-683 du 10 août 2020 portant primes et avantages de toute nature alloués aux Magistrats membres de la Cour de cassation, de la Cour des comptes et du Conseil d’Etat.

La question de la réforme de la justice au Burkina peut être abordée de plusieurs points de vue.  D’abord, on peut aborder la question sous l’angle des insuffisances pointées du doigt et à corriger qui soutiennent ces réformes. De ce point de vue, il s’agit d’examiner les différents points faibles de la justice burkinabè que les réformateurs se proposent de changer[17]. Ensuite, on peut aborder la question sous l’angle de l’apport des différentes lois au secteur de la justice. Les différentes lois qui ont été votées par l’Assemblée nationale depuis plusieurs décennies sont censées permettre une amélioration du fonctionnement de la justice. Il s’agit ici de voir si elles ont atteint leur objectif. Enfin et c’est l’angle de réflexion que nous avons retenu, on peut envisager cette étude sur le plan des justifications avancées au soutien des reformes, la mise en œuvre de cette réforme et les effets produits. Cet angle d’attaque est choisi et est préféré aux autres parce que ce sont les difficultés du secteur de la justice qui suscitent les reformes dans un premier temps. Ensuite, la manière de mettre en œuvre la réforme détermine sans doute les résultats sur le terrain. Enfin, les effets de la reforme permettent d’évaluer si les résultats ont été atteints, si les lacunes ont été corrigées et si la justice est plus performante de manière générale. En réalité, la réforme a été suscitée par des justifications et selon la politique nationale de la justice, les défis à relever dans ce cadre sont la question de l’indépendance des juges, l’accès égal et équitable à la justice pour tous, le respect des droits humains, la poursuite de la déconcentration des juridictions, la lutte contre la corruption et l’impunité[18].

En quoi a consisté la réforme de la justice au Burkina ? Quelles sont les justifications et le contenu de cette réforme ? Quelles ont été la mise en œuvre et les effets ?

Les intérêts d’envisager cette étude plutôt qu’une autre se situent à plusieurs niveaux. Sur le plan théorique, il s’agit avant tout de voir comment les autorités justifient les reformes qui sont apportées au fonctionnement de la justice[19]. Le discours sur la réforme de la justice est habillé par tout une série d’arguments qu’il est intéressant d’analyser. Ensuite et toujours sur le plan théorique, il est intéressant de voir que dans les textes, l’indépendance de la justice est affirmée, constamment défendue et consacrée à tous les niveaux. Tous les acteurs le reconnaissent et ne contestent pas le fait que la justice doit être indépendante. D’ailleurs depuis une reforme récente intervenue au Conseil Supérieur de la Magistrature, le Président du Faso ne dirige plus cette institution, la direction revenant au premier président de la Cour de cassation. Toutes ces réformes sont faites en appui à un discours qui veut montrer que l’Exécutif n’a pas une mainmise sur le fonctionnement de la justice burkinabè[20]. Pourtant et c’est là l’intérêt pratique de cette étude, le problème de la réforme de la justice demeure et reste au centre des préoccupations aussi bien des populations que des autorités burkinabè. Il serait donc intéressant d’analyser le contenu de la réforme afin de déterminer si elle a permis des avancées.  Si le besoin de réforme se fait sentir, c’est que le secteur de la justice ne se porte pas bien[21] à cause d’une justice dont les résultats se font toujours attendre sur le terrain d’où l’insatisfaction d’une certaine partie de la population[22].

Par conséquent, la première partie de cette étude portera sur les justifications et le contenu de la réforme[23](I). Il faudra ensuite étudier la mise en œuvre de cette réforme et aussi les résultats produits sur le terrain. Ce sera l’objet de la deuxième partie de cette étude (II).

Les justifications et le contenu de la réforme 

La réforme du secteur de la justice au Burkina est mise en œuvre sur le fondement de plusieurs justifications. Elles sont nombreuses mais elles peuvent être regroupées et méritent d’être analysées. Elles sont fondées essentiellement sur les difficultés rencontrées par le secteur de la justice (A). Une telle situation a suscité le besoin de réformes avec les travaux de la Commission Nationale de la Réconciliation et des Réformes (C.N.R.R.) et les Etats généraux de la Justice (B).

Les justifications de la réforme : les difficultés du secteur de la justice

Les acteurs au Burkina sont conscients des difficultés que rencontre le secteur de la justice de la justice. C’est pour cette raison qu’ils ont appelée de leurs vœux une réforme de ce secteur de l’Etat. En dépit de cette situation, ils ne dénient nullement le principe cardinal du fonctionnement de la justice qui est son indépendance et qui est réaffirmée de manière constante par les textes (1). Ils constatent seulement qu’il existe toujours sur le terrain des facteurs de dépendance du juge burkinabè, d’où la nécessité d’opérer la réforme de la justice (2).

       La constante affirmation du principe de l’indépendance par les textes

Le droit burkinabè n’a nullement innové sur ce point. A l’instar de tous les systèmes juridiques modernes qui aspirent à un certain idéal de justice et de démocratie, les différentes autorités constitutionnelle et législative qui se sont succédé ont toujours réaffirmé, suivant des formules quelque peu variables, l’indépendance de la magistrature. La formule classique consacrée dans les différents textes régissant les Pouvoirs publics au Burkina Faso ont toujours réaffirmé le principe de l’indépendance de la magistrature.

A travers la formule en clause de style, les différentes constitutions dont le pays a fait l’expérience ont toujours fait référence, tantôt à une « autorité judiciaire[24] », tantôt à la Cour suprême[25] alors investie de la mission d’exercer la fonction juridictionnelle sur l’ensemble du territoire. Et c’est cette « Autorité judiciaire » qui fut également toujours érigée au rang de « garante de l’indépendance de la magistrature ». Dans tous les cas, les principaux acteurs intervenant dans la mise en œuvre du principe sont le « Conseil supérieur de la magistrature » (CSM), agissant soit de manière autonome[26], soit dans le cadre de l’assistance du Chef de l’Etat dans l’exercice de cette mission sacrée[27]. Une dernière précision, qui a toute son importance, réside dans la distinction établie entres les magistrats du siège et ceux du Parquet ; l’indépendance de la magistrature, toujours réaffirmée, ne vaut qu’à l’égard des premiers acteurs cités. En application de ces textes majeurs, deux importantes lois sont venues préciser le sens et la portée de cette notion d’indépendance, à savoir : la loi n°39-62/AN du 25 juillet 1962 portant statut du corps de la magistrature (abrogée et remplacée par une ordonnance du 26 août 1991) et la loi n°34-63/AN du 24 juillet 1963 relative au CSM (elle aussi abrogée et remplacée par une autre ordonnance du 26 août 1991)[28]. L’enseignement essentiel que l’on peut retenir de ce bref rappel est que la législation burkinabè a été jusque-là très étroitement inspirée de la tradition juridique française qui consacre l’existence d’une « Autorité judiciaire » mais une évolution voire peut être une révolution a été opérée lors des débats préliminaires à l’adoption de la Constitution actuellement en vigueur, puisqu’il y est question d’un « Pouvoir judiciaire ». C’est donc un point sur lequel il convient de faire une rapide fixation. Rompant avec la tradition qui avait été établie jusque-là, la Constitution de la quatrième République consacre, sans ambages, l’existence d’un « Pouvoir judiciaire » ; ce choix, parfaitement conscient, traduit à n’en pas douter la détermination des Pouvoirs publics d’aller le plus loin possible dans l’implication de l’appareil judiciaire dans la démocratisation de la vie publique et politique. En effet, au sortir d’une longue période de vie non constitutionnelle qui a été du reste marquée par de trop nombreuses atteintes aux droits de la personne humaine, il paraissait nécessaire de rétablir les choses à leur juste place en s’efforçant au maximum de rassurer le plus grand nombre. L’idée d’une magistrature indépendante avait de quoi plaire, mais satisfaire aussi, non pas les seuls magistrats à qui ce droit avait été dénié sous la période révolutionnaire[29] (de 1983 à 1987), mais également l’opinion publique dans son ensemble qui avait cessé de porter le moindre crédit à cette institution placée sous la coupe réglée du Pouvoir politique, et exécutif tout simplement.  L’on peut en effet l’interpréter comme tel dans la mesure où, lors des débats préparatoires de la Constitution, la question a été évoquée du point de savoir s’il fallait s’en tenir à la terminologie classique « d’Autorité judiciaire » ou, au contraire, parler de « Pouvoir judiciaire » ; c’est donc, en pleine connaissance de cause que la notion de « Pouvoir judiciaire » a été préférée à celle « d’Autorité judiciaire ».

La IVe République est désormais dotée, non plus d’une simple « Autorité », mais d’un véritable « Pouvoir judiciaire[30] », de surcroit indépendant[31]. Une fois de plus, le CSM se trouve étroitement associé à la mise en œuvre de cette indépendance dans la mesure où il donne son avis sur « toutes questions concernant l’indépendance de la magistrature et l’exercice du droit de grâce ». Le principe de cette indépendance est réaffirmé dans deux ordonnances du 26 août 1991 portant respectivement statut du corps de magistrats, d’une part[32], et création, organisation et fonctionnement du CSM[33], d’autre part. En définitive, l’on peut retenir que la réaffirmation du principe ne s’est jamais démentie tout au long de l’histoire particulièrement mouvementée du pays qui a fait l’expérience de nombreux et trop fréquents changements politiques, alternant les périodes de vie constitutionnelle et celles de vie non constitutionnelle. Le « Programme de large rassemblement pour le développement et la démocratie », élaboré au lendemain de l’adoption de la nouvelle Constitution (novembre 1991), pour tenir lieu de source d’inspiration à l’action gouvernementale, a inscrit en bonne place le respect du principe de l’indépendance de la magistrature.

Mais c’est bien évidemment sur le plan pratique, celui de la mise en œuvre effective de ce principe, que la réflexion présente plus d’intérêt, en même temps qu’elle incite à la prudence, tant il est vrai qu’il y a parfois quelque distance entre les proclamations et affirmations de principe et la réalité vécue. Le constat qui s’impose, sous ce rapport, est celui du difficile respect de ce grand principe.

                              Les facteurs de dépendance du juge burkinabè

Le citoyen burkinabè est persuadé aujourd’hui qu’il existe une connexion entre les autorités politiques en place et le personnel judiciaire. Le thème accrocheur du moment est bien donc celui du « haro sur la justice ». Face à cette situation, les magistrats ont pris l’habitude de se draper derrière l’argument de l’obligation de réserve pour ne pas s’ouvrir franchement à l’opinion publique[34]

L’appareil judiciaire s’est tour à tour montré intransigeant à l’égard des citoyens ordinaires et complaisant à l’égard des hommes tout puissants[35]. Plusieurs dossiers sensibles ont donné le sentiment d’une complaisance du système judiciaire à l’endroit des hommes politiques. Nous pouvons mentionner à ce titre les affaires du Bloc Socialiste Burkinabè, l’affaire Auguste Pépin Ouedraogo, l’affaire dite du « Procès contre le collectif », le dossier Thomas Sankara et l’affaire de la mutinerie à Bobo en 2011. Il s’en est suivi une dévalorisation et un discrédit sans précédent de la fonction judiciaire.  

Cette dépendance est liée à de nombreux facteurs qui empêchent le juge d’être véritablement indépendant[36]. On note d’abord des pesanteurs hiérarchiques pour les magistrats du Parquet. Il peut paraitre curieux et même paradoxal d’évoquer la notion de hiérarchie en matière de justice dès lors qu’elle implique une idée de subordination qu’il est difficile de concevoir dans ce domaine. Il faut cependant accepter l’idée que la justice, en tant que service public, est également concernée par la hiérarchie. L’organisation hiérarchique permet non seulement de structurer le corps judiciaire, mais elle protège le citoyen contre l’arbitraire grâce au recours qu’il pourra éventuellement exercer lorsqu’il fait l’objet d’une décision de justice qui ne lui donne pas satisfaction. Ce principe de hiérarchie touche à la fois les magistrats du Parquet (qui forment ainsi un corps hiérarchisé) et les juridictions ; il permet de situer les responsabilités et donne une certaine cohésion au corps judiciaire. En matière de justice toutefois, cette hiérarchie est particulière et n’entraîne pas une dépendance du juge à l’égard de ses supérieurs ou de sa juridiction lorsqu’il s’agit des juges du siège. Tel n’est pas le cas pour les magistrats du parquet[37]. La hiérarchie au sein des juridictions ne soulève pas de problèmes particuliers[38]

Cette impression d’une justice à deux vitesses est bien le reflet qu’on les citoyens lassés de voir les dossiers pendants s’entasser sur les bureaux des juges d’instruction et voyant les années défiler sans aucun aboutissement judiciaire.  Le juge burkinabè est donc bien dépendant du pouvoir politique à la lumière des arguments ci-dessus exposés. Il convient d’analyser maintenant la situation sur le terrain qui est tout aussi parlante.

Il faut, tout de suite, commencer par rappeler que l’intervention du Pouvoir politique dans le fonctionnement de l’institution judiciaire peut se faire de deux manières. La première formule est, pourrait-on dire, normale et se développe par le biais des instructions et consignes diverses que le premier responsable de la justice adresse à l’ensemble des magistrats du Parquet (le procureur et ses substituts) qu’on désigne par ailleurs par la dénomination de « magistrats debout ». La formule ne choque nullement dans la mesure où elle est présentée comme étant de nature à garantir la défense de l’ordre public et, par suite, de la société tout entière.  Le « déficit judiciaire » se manifestera lorsque cette mission n’aura pas été menée comme il se doit, sans doute parce que le Pouvoir politique (au sens large du terme) n’attache pas à la cause qui lui est soumise la considération qu’elle mérite. C’est ce qui explique que, dans certains pays occidentaux notamment (comme la France depuis plusieurs années), l’on travaille à rompre le lien ombilical qui unit le Parquet au ministère de la justice dans l’optique bien comprise d’assurer une plus grande indépendance à l’institution judiciaire[39]. Au Burkina Faso, le cordon ombilical a été rompu depuis la réforme de 2015 opérée par le Conseil National de la Transition de sorte à ce que les Magistrats ne soient pas sous l’influence du Ministre de la Justice et du Président du Faso.

Ces insuffisances dans le fonctionnement de la justice au Burkina vont justifier le besoin de reformes appelées de leurs vœux par les acteurs du secteur et les burkinabè dans leur majorité. C’est ainsi que le régime de la Transition politique burkinabè de 2015 va mettre en place une C.N.R.R. dont les résultats vont servir de référence en matière. Mais auparavant, les Etats généraux de la justice avaient posé les jalons de la réforme de la justice

La suite dans notre prochaine parution….


[1]Aboubacar Dakuyo, « Insurrection populaire et justice transitionnelle au Burkina Faso : entre dynamique « révolutionnaire » et réalisme politique »,  Politique et Sociétés, vol. 38, n°2, 2019, pp. 27-56.

[2] Agence d’information du Burkina, « Burkina : Zida dresse un bilan satisfaisant des actions de la Transition », 2015, n.p., consulté sur Internet (http://news.aouaga. com/h/68859.html) le 4 septembre 2015 ; Ahmat, ABDELWAHID, « Burkina : L’Union africaine, l’ONU, et la CEDEAO exigent une transition civile et consensuelle », Alwihda Info, 2014 n.p., consulté sur Internet (http://www.alwihdainfo.com/Burkina-l-Union-africaine-l-ONU-et-la-CEDEAO-exigent-une-transition-civile_a13421.html) le 8 avril 2015.

[3] Cherif Bassiouni (sous la dir. de),  Post-conflict Justice, Ardsley, NY,Transnational Publishers, 2002.

[4] Serge Guinchard et Thierry Debard (Sous la direction), Lexique des termes juridiques, Paris, Dalloz, 2014, p.550 ; Pierre Bourdieu, « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 36‑37, 1981, pp. 3‑24.

[5] Selon les données publiées par Afrobarometre, 62% des Burkinabè souhaite que la lumière soit faite sur les crimes commis pendant l’insurrection populaire pour permettre au pays d’aller de l’avant. Dans la perspective d’une paix durable et d’une reconciliation nationale, 40% des Burkinabè souhaite la poursuite des dossiers suspects ; 23% la confession et le pardon ; 18% la recherche de la vérité, 15% l’amnistie générale ; consulté sur www.leconomistedufaso.bf/2015, le 10/01/2022.

[6] Amzat Boukari-Yabara, « Burkina Faso : en finir avec l’ère Compaoré », Relations, no 779, 2015, pp. 30‑31.

[7] Omar Diop El Hadj, La justice constitutionnelle au Sénégal. Essai sur l’évolution, les enjeux et les réformes d’un contre-pouvoir juridictionnel, Dakar, Credila/Ovipa, 2013.

[8] Stephane Manson, La notion d’indépendance en droit administratif, Thèse de doctorat de droit public, Université Panthéon-Assas (Paris II), Paris, 1995, p.42.

[9] Nicolas Guilhot, Nicolas et Philippe Schmitter, « De la transition à la Consolidation : Une lecture rétrospective des democratization studies», Revue française de science politique, vol. 50, no 4, 2000, pp. 615‑632

[10] Sennen Andriamirado, Il s’appelait Sankara : Chronique d’une mort violente, Paris, Jeune Afrique livres, coll. « Actuel », 1989 ; Pierre Englebert, La révolution burkinabè, Paris, L’Harmattan, 1986.

[11] Un décret d’extradition a été signé par le Gouvernement français pour permettre le transfert de François Compaoré, frère cadet et principal suspect vers le Burkina. Mais les avocats de ce dernier ont attaqué ce décret devant le Conseil d’Etat puis maintenant devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Ils soutiennent que leur client risque la torture et un procès inéquitable. Augustin Loada, « Réflexion sur la société civile en Afrique : Le Burkina de l’après-Zongo », Politique africaine, no 76,1999, pp. 136‑151.

[12] Roch Kabore, « Burkina Faso : Situation nationale – L’ex opposition à Blaise Compaoré appelle à la désobéissance civile », AllAfrica, 2015, n.p., consulté sur Internet (https://fr.allafrica.com/stories/201509190289.html) le 26 octobre 2018.

[13] Commission de la réconciliation nationale et des réformes (CRNR), 2015, 13 septembre, « Rapport général. Les voies du renouveau, consulté sur Internet (http://www.icla.up.ac.za/images/un/commissionsofinquiries/files/Burkina%20Faso%20commission%20of%20reconciliation%20and%20reforms%20final%20 report.pdf) le 17 aout 2016 ; Pousdem Pickou, 2015, « Mise en place de la Commission de la réconciliation nationale et des reformes (CRNR) : Peut-on se réconcilier sans vérité ni justice ? », Le Pays, n.p., consulté sur Internet (http://lepays.bf/mise-en-placede- la-commission-de-reconciliation-nationale-et-des-reformes-crnr-peut-onse- reconcilier-sans-verite-ni-justice/) le 8 novembre 2017.

[14] Richard Banegas, « Putsch et politique de la rue au Burkina Faso », Politique africaine, no 139,2015, p. 147‑170.

[15] Isabelle Saliou, « La justice dans la transition politique au Burkina », La decouverte n°55, 2018, p.6 : Le Pacte place la réforme du CSM au cœur du dispositif qui va permettre de réformer la justice. Cette réforme, consacrant le décrochage du CSM du pouvoir exécutif et son rôle majeur dans la gestion de la carrière des magistrats, nécessitait une révision constitutionnelle qui intervient dès le 5 novembre 2015 : le CSM est désormais présidé par le président de la Cour de cassation, son vice-président étant le premier président du Conseil d’État. Le CSM décide des nominations et affectations des magistrats du siège et du parquet, dans les mêmes conditions. Ces avancées majeures complètent les lois adoptées le 25 août 2015 par le CNT sur le CSM et le statut de la magistrature, qui prévoient une modification de la composition du CSM pour qu’il compte davantage de membres élus par leurs pairs, la création d’un secrétariat permanent du CSM, l’élargissement des conditions de saisine de sa formation disciplinaire, la revalorisation du statut des magistrats et la modification de leur système d’évaluation.

[16] Luc Marius Ibriga et Amidou Garane, Constitutions burkinabè : textes et commentaires, Bruxelles, Boland, 2001 ; Augustin Loada et Luc Marius Ibriga, Droit constitutionnel et institutions politiques, coll. Précis de droit burkinabè, Imprimerie Presses Africaines, Ouagadougou, mars 2007, pp.65-73.

[17] Mathieu Hilgers, Jacinthe Mazzocchetti, « L’après Zongo : entre ouverture politique et fermeture des possibles », Politique africaine, n°101, 2006, pp. 5-18.

[18] Ministère de la Justice, des droits humains et de la promotion civique, Politique sectorielle et droits humains (2018-2027), Ouagadougou, décembre 2017, 88p.

[19] Augustin Loada, « Burkina Faso, les rentes de la légitimation démocratique », L’Afrique Politique, 1995, pp. 217-234.

[20] Nicolas Guilhot, Philippe Schmitter, « De la transition à la consolidation. Une lecture rétrospective des democratization studies », in Revue française de science politique, n°4-5, 2000, pp.615-632.

[21] Il s’agit là des facteurs qui bloquent l’aboutissement judiciaire des nombreux dossiers pendants et donc qui ralentissent la mise en œuvre des reformes. Ces facteurs sont l’inféodation des juges au pouvoir exécutif, la corruption, la politisation de la justice, les pressions exercées sur les juges notamment.

[22] Mathieu Hilgers, Jacinthe Mazzocchetti, « Introduction : semi-autoritarisme, perceptions et pratique du politique », in Hilgers Mathieu, Mazzocchetti Jacinthe, (dir.), Révoltes et oppositions dans un régime semi-autoritaire : Le cas du Burkina Faso, Paris, Karthala, 2010, pp. 5-14.

[23] Babacar Gueye, « La démocratie en Afrique : succès et résistances », in Pouvoirs, n°129, 2009, pp. 5-26.

[24] Cf. par exemple la Constitution du 15 mars 1959 en son Titre VI ; Constitution du 29 juin 1970 et son titre IX et la Constitution du 13 décembre 1977 en son titre VIII.

[25] Cf. la Constitution du 30 novembre 1960 en son titre VI.

[26] Comme dans le cadre de la Constitution de 1959 déjà citée en ces termes : « Le Conseil supérieur de la magistrature garantit l’indépendance des magistrats du siège ».

[27] Cf. les articles 59 de la Constitution de 1960, 90 de la Constitution du 29 juin 1970 et 91 de la Constitution du 13 décembre 1977 qui mentionnent en substance que « … le Président de la République est garant de l’indépendance des juges ; il est assisté, à cette fin, par le Conseil supérieur de la magistrature ».

[28] Ces textes ont été remplacés par la loi n°50-2015 CNT du 25 août 2015 portant statut du corps de la Magistrature.

[29] Babou Paulin Bamouni, Burkina Faso : Processus de la Révolution, Paris, l’Harmattan, 1986.

[30] Titre VIII.

[31] Suivant la formule massive de l’article 129 de la loi fondamentale.

[32] Ce texte réaffirme solennellement, en ses articles 2 et 3, les garanties d’indépendance et d’inamovibilité en ces termes :

-Art. 2 : Les magistrats sont indépendants. Hors les cas prévus par la loi, et sous réserve de l’exercice du pouvoir disciplinaire, les magistrats ne peuvent être inquiétés en aucune manière en raison des actes qu’ils accomplissent dans l’exercice de leurs fonctions ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Aucun compte ne peut être demandé aux juges des décisions qu’ils rendent ou auxquelles ils participent ».

-Art. 3 : Les magistrats du siège sont inamovibles. Ils ne peuvent recevoir d’affectation nouvelle, même en avancement sans leur consentement, sauf à titre de sanction disciplinaire. Toutefois, lorsque les nécessités de service l’exigent, ils peuvent être déplacés par l’autorité de nomination après avis conforme et motivé du Conseil supérieur de la magistrature ».

[33] L’article 14 de l’ordonnance relative au CSM rappelle que cette Instance peut être consultée par le Chef de l’Etat sur « …toutes questions concernant l’indépendance de la magistrature ».

[34] Salif Yonaba, « La justice sous la IVe République : grandeur et misère d’une institution républicaine », in Ibid, Sur les institutions politiques et juridiques du Burkina : Réflexions, Ouagadougou, éditions Emile Sian, novembre 2017 ; Roland Marchal, « Justice et réconciliation : ambiguïtés et impensés », Politique africaine décembre 2003, n° 92.

[35] Salif Yonaba, « La justice sous la IVe République : grandeur et misère d’une institution républicaine », in Ibid,  Sur les institutions politiques et juridiques du Burkina : Réflexions, Ouagadougou, éditions Emile Sian, novembre 2017 ; Eric Le Roy, Les Africains et l’institution de la justice. Entre mimétisme et métissages, Paris, Dalloz, 2004 ; Fabrice Hourquebie, Quel service public de la justice en Afrique francophone ?, Bruxelles, Bruylant, 2013.

[36] AfriMAP, Open Society Initiative for West Africa, « Étude. Bénin, le secteur de la justice et de l’État de droit », 2010.

[37] Jean-Claude MANARD, « Réflexions sur « l’indépendance du juge judiciaire », Revue de la recherche juridique, Droit prospectif, 2007. Selon l’art.5 de l’ordonnance française du 22 décembre 1958, portant loi organique relative au statut de la magistrature, « les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des sceaux, ministre de la justice ». Il s’agit donc ici du principe de subordination hiérarchique. Mais depuis la loi du 25 juillet 2013, cette subordination ne peut plus se traduire par des instructions ministérielles dans les affaires individuelles.

[38] Ahmed T. Ba, Droit du contentieux administratif burkinabè, Ouagadougou, presses universitaires africaines, 2007, pp.81 et svtes.

[39] Fabrice Hourquebie, « L’indépendance de la justice dans les pays francophones », in Les cahiers de la justice, n°2, 2012, pp.41-61

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Publicité

- Advertisement -spot_img

Publicité

- Advertisement -spot_img

Publicité

- Advertisement -spot_img

A ne pas manquer

Vous ne pouvez pas copier le contenu de cette page