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Le filtrage de l’information en contexte de terrorisme : l’expérience de médias d’information générale au Burkina Faso

Résumé 

Cet article est une synthèse des principaux résultats d’une recherche que nous avons menée au Burkina Faso sur le concept de gatepeeking en contexte de terrorisme (Yaméogo, 2022).

Il révèle que la production de l’information sécuritaire obéit à des filtres aussi bien internes qu’externes et reste, de ce fait, le résultat d’une co-construction à laquelle participent journalistes et non-journalistes.

Introduction

La recherche menée ici visait à comprendre le processus de production de l’information journalistique en contexte de terroriste. S’inspirant de la théorie du gatekeeping (Lewin, 1947 ; White, 1950), elle a consisté en un examen des mécanismes de contrôle d’accès ou de filtrage de l’information afin de mettre en lumière les manières dont les médias mettent en visibilité ou en invisibilité la violence terroriste ou ce qu’ils admettent comme dicible ou indicible. La recherche s’est intéressée, pour ce faire, à des journalistes bien particulier : ceux qui couvrent les actes terroristes que nous nommons ici par le vocable ‘‘Journalistes reporters de violence terroriste (JRVT)’’. In fine, nous voulions savoir si le discours et les pratiques professionnelles de ces journalistes à propos du terrorisme permettent de saisir ce qui fonde et guide le choix et la sélection des nouvelles. Il s’agit donc d’identifier tous les acteurs journalistiques et non-journalistiques qui coparticipent à la production de l’information journalistique en influençant les choix éditoriaux et /ou en imposant ce qui doit être dit ou ce qui ne doit pas être tu.

La recherche est menée dans le cadre d’un Projet de Formation Sud (PFS), financé par l’Académie de Recherche et d’Enseignement Supérieur (ARES) de Belgique, intitulé « Certificat en journalisme, communication et conflits ». Il est mis en œuvre à Ouagadougou, pour la période 2021-2025, par l’Université Thomas Sankara, l’Institut des sciences des sociétés (INSS) du Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST) (Burkina Faso), l’Université Saint-Louis de Bruxelles, l’Université libre de Bruxelles (Belgique) et de bien d’autres partenaires dont la Fondation Hirondelle (Suisse).

Méthodologie

La recherche est essentiellement qualitative. Elle a recouru à des entretiens semi-directifs compréhensifs (Kaufmann, 2011) ou approfondis réalisés en juillet et en août 2022 à Ouagadougou. Les entretiens ont concerné deux catégories d’acteurs médiatiques : Onze (11) journalistes reporters de la violence terroriste (JRVT) – tous des Burkinabè résidant à Ouagadougou et quatre (4) responsables éditoriaux (rédacteurs en chef ou directeurs de publication) tous issus de divers médias d’information générale (la radio, la télévision, la presse imprimée et la presse en ligne) diffusant ou éditant à Ouagadougou. Les reporters ont été sélectionnés sur la base des critères suivants : i) produire des contenus factuels et inédits sur les actes terroristes ; ii) avoir une expérience d’au moins trois ans dans la couverture de la violence terroriste ; iii) avoir réalisé au moins trois reportages sur des terrains périlleux et extrêmement risqués (prise d’otages d’une extrême violence et assaut militaire de libération, s’embarquer dans des convois humanitaires bravant engins explosifs improvisés ou essuyant des tirs de kalachnikovs, être dans une patrouille militaire à la traque de terroristes, etc.).

Les reporters et les responsables éditoriaux interviewés ont été anonymisés. Les reporters prennent le nom de ‘’Journaliste’’ suivi d’un chiffre (exemple : Journaliste9) et les responsables éditoriaux de ‘’Hiérarchie’’ suivi d’un chiffre (exemple : Hiérarchie4). Le guide d’entretien a mis l’accent sur les mécanismes de filtrage, les acteurs impliqués dans le processus, ce qui est intériorisé ou extériorisé par les reporters, la rédaction et les acteurs des champs extra-journalistiques, ce qui est admis pour diffusion, ce qui est l’objet de censure, les valeurs éditoriales, éthiques et sociales qui légitiment le dicible et l’indicible, les pratiques et références éthiques et sociales communément partagées. Les données collectées ont été encodées, puis analysées grâce au logiciel Nvivo.

Principaux résultats

Devant la violence terroriste, le filtrage est un processus qui intervient aussi bien a priori qu’a postériori. Il se réalise pendant la collecte, le traitement et la diffusion de l’information. Le contrôle d’accès à l’information se manifeste à deux niveaux :  au sein du champ médiatique et en dehors de celui-ci.

Au sein du champ médiatique

Au sein du champ médiatique, le gatekeeping est une affaire de professionnels. Les discussions donnant lieu à la mise en visibilité ou en invisibilité de l’information se mènent entre pairs : entre le reporter, ses confrères et sa hiérarchie. La rédaction est ainsi la première instance d’objectivation du contrôle d’accès à l’information. Le sujet traité – la violence terroriste – obéit, de la rédaction à la diffusion, à une démarche autoréflexive. Les questions à poser, les sources à interviewer passent par un tamis pour s’assurer, non seulement, qu’on ne s’expose pas, mais aussi qu’on n’expose pas la source d’information ou encore qu’on ne compromet pas la crédibilité du média ou la cohésion sociale. Un responsable éditorial affirme à ce propos : « quand il y a une alerte, on essaie de voir en notre sein quel type de source il faut consulter pour vérifier l’information avant de la rendre publique. Cela, pour éviter les diffamations, les fausses informations, les démentis » (Hiérarchie1).

Après la validation du sujet par la rédaction, intervient un second niveau d’implémentation du filtrage. Le journaliste reporter représente cette deuxième instance de contrôle. Il s’interroge sur son rôle et sa responsabilité, sur la portée, l’utilité, la valeur et l’impact de l’information. Il s’engage ou non à aller sur le terrain en fonction de ces considérations éthiques. Un JRVT confie : « Quand vous traitez de la question sécuritaire, vous vous demandez : ‘‘est-ce utile de passer cette information ? A quoi ça va servir ? Est-ce que ça peut avoir de la plus-value ? Est-ce que ça peut aider à changer positivement les choses ? est-ce que c’est vraiment la peine ? Est-ce qu’il ne faut pas jeter cette information à la poubelle ?’’ »  (Journaliste2). Il apparaît clairement qu’entre la production et la réception de l’information, le journaliste est dans une introspection, dans un examen de conscience qui le confine dans un second statut : celui de lecteur, de téléspectateur ou d’auditeur. L’introspection dont il fait preuve vise, in fine, à produire des nouvelles qui sont conformes aux normes sociales que partagent l’auditeur, le téléspectateur et le lecteur.  Finalement, dire ou ne pas dire, renvoie à un seul et même but : être en phase avec la conscience et l’imaginaire collectifs.

Mais le contrôle d’accès à l’information n’est pas linéaire ; il fluctue selon les réalités du terrain ; l’émotion l’emporte parfois sur le journalistiquement correct. Ce qui a été validé en conférence de rédaction est, quelquefois, inappliqué par le reporter qui, au contact du terrain, se laisse emporter par ses propres sentiments et son jugement personnel de la situation. Il peut par exemple refuser de rendre publiques des images du front ou de changer carrément d’angle du fait de l’ampleur de l’horreur ou du choc émotionnel que la publication engendrerait dans l’opinion publique.  Auquel cas, la force du terrain transcende les décisions prises dans les salles de rédaction. Selon les réalités vécues sur le front, on publie ou on ne publie pas pour donner un sens purement social ou humanitaire à l’information. Un reporter affirme : « Dans des attaques où il y a eu des morts, certains érudits m’ont dit de flouter les morts là. J’ai dit non. Vous n’avez pas été sur le terrain. Quand tu es sur le terrain, tu vois autres réalités (…). Donc, je vais flouter pourquoi ? Il faut choquer souvent pour créer le déclic. Et je pense que mon reportage sur [il cite le nom de la ville] a provoqué ce déclic et ç’a sauvé des vies puisque l’armée a été immédiatement déployée » (Journaliste5).

Sur un autre registre, le gatekeeping fluctue en fonction des rapports de pouvoir. Un dialogue est parfois entamé entre le reporter et sa hiérarchie à propos du diffusable et du non-diffusable.  La production du reporter est, dans ce cas, modifiée légèrement ou profondément ou simplement mise au frigo pour toujours. Le discours journalistique n’est donc pas le fait un ordre décidé de manière unilatérale, mais le résultat d’une co-construction à laquelle participent reporters et responsables éditoriaux. Dans cette co-construction, ce n’est pas seulement les enjeux professionnels qui sont mis en avant, mais davantage ce qui fonde et légitime l’intérêt général.

Hors du champ médiatique

Des acteurs “du dehors” ou non-médiatiques participent au contrôle d’accès à l’information sécuritaire. Il y a l’armée, les groupes armés terroristes, le gouvernement et les publics digitaux. Les logiques qui entourent la production de l’information sont tantôt collaboratives, tantôt dissuasives et tantôt disputées. Il y a, dans bien des cas, une relation de dépendance étroite entre le reporter et la source d’information. Dans ce cas de figure, le reporter est sur le terrain grâce à une escorte militaire ou à la demande de l’armée et cela n’est parfois pas sans conséquence sur son travail. Un responsable éditorial soutient : « Je dois reconnaitre que ce sont des reportages qui sont passés au peigne fin par les militaires eux-mêmes (…). Ils nous interpellent quand l’information n’est pas juste. Mais, nous refusons parce qu’il y a très souvent des tentatives de manipulation de la vérité. Il y a eu des tentatives venant de la part de l’armée, la gendarmerie, la police, qui ont tenté de nous faire croire que l’information que nous avons publiée n’est pas juste et on nous donne une autre version qui n’est pas forcément vraie aussi » (Hiérarchie1). Mais, cette immixtion n’est pas systématique, car ce n’est pas dans tous les cas qu’il y a immixtion. Elle est conjoncturelle et amovible selon les médias et les journalistes. Car, d’autres Reporters de la violence terroriste (RVT) et responsables éditoriaux ont affirmé réserver aux velléités de manipulation de l’information par les sources d’information un refus véhément.

Il est arrivé que les interactions dont résultent le dicible et l’indicible se fondent sur des rapports de pouvoir et non sur des choix éditoriaux. La source d’information peut outrepasser le reporter et faire passer ses désidératas s’il connait bien la hiérarchie du reporter. Elle peut aussi influencer directement le travail du reporter par la négociation. Même si ces exemples sont cités par les reporters comme étant marginaux, il reste que le diffusable se joue sur divers registres où interviennent rapports de pouvoir, enjeux éditoriaux et relationnels.

Dans le même temps, les groupes armés terroristes ne sont pas sans influence sur le processus de production de l’information sécuritaire. Des thématiques sont complétement ignorées ou tues, non pas par manque d’intérêt pour le média, mais du fait de la menace terroriste (Yaméogo, 2018). Dans cette recherche, les journalistes interviewés n’ont pas été directement menacés sur le terrain par des terroristes, mais les risques d’enlèvement et d’assassinat ainsi que la peur de transgresser les lois non écrites de ces derniers a amené certains à s’abstenir de publier des informations. « (…) alors, naturellement, il y avait la peur ; la peur de se faire prendre et être égorgé. J’ai fait quatre jours et j’avais toujours peur même si j’essaie de la dompter. Et cela rejaillit bien sûr sur le rendu » (Journaliste5). Les groupes terroristes sont ainsi des médiateurs de la production de l’information. Ils sont pour les journalistes une force de contrôle de l’information, mais cela s’appréhende à l’échelle individuelle et repose sur le jugement personnel du journaliste.

La troisième vigie qui affecte ou oriente le traitement journalistique de l’information sécuritaire est le gouvernement. Il est auteur d’instruments juridiques dissuasifs et de restrictions politiques. En juin 2019, le gouvernement burkinabè a modifié la loi n°025-2018/AN portant code pénal du Burkina Faso. La nouvelle loi, la loi n°044-2019/AN, permet de poursuivre tout citoyen, journaliste ou non, pour des publications liées aux attaques terroristes. Des notions vagues comme « participation à une entreprise de démoralisation des forces de défense et de sécurité » (article 312-11), « fausse information » (article 312-13), « porter atteinte à l’ordre public » (article 312-14), « quiconque publie ou relaie en direct ou dans un temps voisin » (article 312-15), « quiconque publie ou relaie sans autorisation » (article 312-16) y sont introduites, entravant le libre exercice de l’activité journalistique. Ni une définition de ces termes ni aucune autre information sur l’instance devant délivrer l’autorisation ne sont apportées, laissant les citoyens et les journalistes dans une attitude passive, attentiste et d’autocensure. Les premières semaines qui ont suivi la modification du code pénal, des médias burkinabè, quand ils ne s’autocensuraient pas à propos de la question sécuritaire, ils pratiquaient le journalisme par procuration, se contentant de reprendre les nouvelles diffusées par leurs confrères français, notamment France 24 et RFI.

Le quatrième acteur gatekeeper est le 5e pouvoir (Ramonet, 2003 ; Bernier, 2013) : les publics digitaux. Plusieurs reporters interviewés ont confié avoir été parfois influencés par cette agora électronique. « Ah, les internautes ! Souvent, ils t’allument tellement que tu te demandes est-ce que ‘‘si je fais encore, ils ne vont pas dire, c’est encore lui’’ ? D’une manière ou d’une autre, c’est comme si on te conditionnait à ne pas se prononcer sur un certain nombre de sujets, donc c’est une forme de contrôle aussi » (Journaliste3). Erzikova (2018, p. 2) faisait remarquer, à ce propos, que « non seulement les journalistes et les rédacteurs en chef, mais aussi les lecteurs en ligne sont des acteurs (potentiellement) actifs dans le processus de ce qui devient des nouvelles ». Le concept de ”flak en réseau” est utilisé dans certains contextes pour décrire les critiques des publics électroniques à l’égard des médias (Al-Rawi et al., 2021).

Dans le cas du Burkina Faso, Marie-Soleil Frère avait établi le constat que « les espaces de commentaires sont le lieu de déploiement d’un métadiscours qui rappelle aux médias leur responsabilité sociale » (Frère, 2015, p. 126). Yaméogo (2016, p.224) était aussi parvenu à la conclusion que « les citoyens qui interviennent spontanément dans l’espace public, au Burkina Faso, en tant que corégulateurs des médias publics, participent un tant soit peu à la redéfinition du journalisme. Ils assument le rôle de veille citoyenne et parviennent, par moments, à transformer les pratiques journalistiques, à bousculer les routines et à réorienter la profession vers leurs propres attentes ».

Conclusion

La visibilité et l’invisibilité journalistiques résultent ainsi d’une co-construction à laquelle participent divers acteurs à visées ambivalentes : journalistes et non-journalistes. Cette co-contrôlabilité vient remettre en cause la démarche traditionnelle du gatekeeping telle que théorisée par White (1950), laquelle accorde le monopole de contrôle aux journalistes. Les sources d’information y participent activement, parvenant même à imposer aux journalistes le diffusable ou le non-diffusable. Mais, cette immixtion n’est pas une donnée qui structure les rapports des journalistes aux sources d’information. Elle est occasionnelle et mouvante car d’un média à un autre, d’un journaliste à un autre, elle passe ou ne passe pas. D’un point de vue théorique, le gatekeeping est objectivé en tant que rôle et normes journalistiques. L’indicible concerne tout ce qui met à mal l’intérêt général, la cohésion sociale, le moral des unités militaires au front. Il est aussi, ce qui, dans la collecte et la diffusion de l’information, peut compromettre la vie des sources d’information (leur exposition à d’éventuelles représailles de la part des groupes armés terroristes). Il est (re)présenté par les journalistes en termes de responsabilité sociale, mais aussi de devoir de patriotisme. Si les résultats de cet article ne sont pas en soi une nouveauté, ils présentent l’avantage de montrer comment l’information reste un enjeu d’influence sur lequel sont focalisées les attentions d’acteurs médiatiques et non médiatiques en période de crise. 

Références

Al-Rawi, Ahmed, Alaa Al-Musalli et Pamela Aimee Rigor. 2021. ‘‘Networked Flak in CNN and Fox News Memes on Instagram”. Journalisme numérique. p. 1-18.

Bernier, Marc François. 2013. La montée en puissance d’un « 5e pouvoir »: les citoyens comme acteurs de la corégulation des médias?. Éthique publique. Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale15(1).

Erzikova, Elina. 2018. « Gatekeeping. » The International encyclopedia of strategic communication. p. 1-6.

Frère, Marie-Soleil. 2015. « Quand l’internaute bouscule la rédaction : mutations journalistiques liées aux commentaires en ligne au Burkina Faso », Sur le journalisme, vol. 4, n° 2, p. 154-171

Kaufmann, Jean Claude. 2011. L’entretien compréhensif. Paris: Armand Colin.

Lewin, Kurt. 1947. “Frontiers in Group Dynamics II: Channels of Group Life.” Human Relations

Ramonet, Ignacio. 2003. « Le cinquième pouvoir ». Le Monde diplomatique, octobre. http://www.monde-diplomatique.fr/2003/10/RAMONET/10395 

White David. 1950. “The ‘Gate Keeper’: A Case Study in the Selection of News”. Journalism Quarterly. (27): p. 383–390.

Yaméogo, Lassané. 2016. “La régulation des médias par les citoyens”, in Marc-François Bernier (dir.). Le cinquième pouvoir : La nouvelle imputabilité des médias. p. 209-228

Yaméogo, Lassané. 2018. Radiodiffusions et extrémisme violent : autopsie d’un journalisme assiégé. Ouagadougou, CNP-NZ.

Yaméogo, Lassané. 2022. « ‘’Dire ou ne pas dire’’ : le gatekeeping comme forme d’autolégitimation de l’indicible journaliste dans un contexte de violences terroristes. Mande Studies vol. 24, n° 1, p. 223-242.

Dr Lassané Yaméogo

Chargé de Recherche CNRST &

Enseignant des Universités

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